LEA
Léa a quinze ans. C’est une adolescente équilibrée qui a ses problèmes, comme tout un chacun, mais sait toujours les surmonter. A mesure que le temps passe et que les années aiguisent sa capacité à comprendre le monde, elle ouvre doucement les yeux, et aime se comparer à un nouveau né tant sa vision des choses se réforme. Elle arrive de mieux en mieux à comprendre ses sentiments et à les exprimer. Elle découvre à chaque instant qu’elle ne saura jamais tout, et l‘excitation d’apprendre sans limites lui paraît à elle seule une bonne raison de vivre. Elle aime aider les autres tout en sachant qu’elle s’expose à absorber, telle une éponge, leurs soucis et leurs peines car elle ne connaît pas le juste milieu. Elle a une amie qui longtemps fut obsédée par le suicide et se scarifiait. Pour cette amie, Léa est l’ange qui a su la garder en vie. Comme tout le monde (du moins le pense-t-elle), elle aime les compliments, la reconnaissance et l’affection des autres. Elle aime, le soir, au creux de son lit, se créer des rêves dans lesquels elle est particulière, et même extraordinaire… Des rêves dans lesquels elle plaît toujours. Un ange… Elle ne l’avouera à personne, car elle est persuadée que nul ne peut comprendre. « Ils » la penseraient narcissique, ou peut-être ridicule. Sûrement. Mais elle aime bien penser qu’elle est un ange… Dans ses rêves, souvent éveillés, c’est son secret que nul ne doit savoir, et un vrai secret, jamais partagé, peut engendrer bien des souffrances… Mais tout se fini toujours bien. Elle a des amies, et des amis. Elle aime les garçons mais ne ressens pas le désir d’enchaîner les relations « expérimentales » car elle préfère aimer réellement. Elle se tient donc tranquille, et tombe amoureuse des inaccessibles.
Parfois, elle souffre, mais toujours elle se relève… La tête en arrière ! Elle aime les défis, elle aime se battre contre le monde, contre elle-même et ses propres limites.
Elle aime sa vie. Elle la voit comme un jeu plein de rebondissements mais dans lequel il n’y a pas de place pour l’abattement profond. Un jeu auquel il ne faut pas perdre… Et surtout préserver son désir de gagner. Cela, Léa a su le faire. Jamais elle n’a désiré la mort. Et pourtant –et cela l’effraie un peu- elle se sait parfaitement capable de mourir. Mais elle verra cela plus tard, dans longtemps… Elle a tout son temps ! Elle vit passionnément sans douter une seule seconde du lendemain.
Ce matin, elle s’est levée sans plus de difficulté que d’habitude. Un peu fatiguée, certes, mais guillerette. Elle s’est préparée pour une nouvelle journée de cours, qui serait suivie d’une soirée au théâtre avec un ami. Un jeune homme très mignon… Elle ne pensait plus qu’à cela depuis plusieurs jours. En partant, elle a laissé sa chambre tout aussi mal rangée qu’à l’habitude. Son journal intime fermé par un petit cadenas trône sur le bureau. Elle a embrassé ses parents en disant « À ce soir ! » comme chaque matin.
Elle était un peu pressée par le temps, et quand elle aperçut le bus qui arrivait, elle se mit à courir pour ne pas le manquer. Elle n’était plus qu’à quelques mètres et le chauffeur qui l’avait vue venir l’attendait. Elle accéléra encore, et eut à peine le temps de distinguer la masse de la grosse Mercedes noire qui se jetait sur elle. Un automobiliste imprudent et déjà en retard était sorti un peu vite de son parking. Une incommensurable douleur envahit chaque parcelle du corps de Léa qui s’effondra sur le bitume. Le chauffeur du bus, éberlué, comprit qu’il n’avait plus rien à attendre et redémarra, près à suivre comme chaque jour le même itinéraire inchangé. Le chauffeur de la Mercedes, lui, paraissait paralysé. Il songea un instant à passer sur le corps et à s’enfuir lâchement, mais il ne s’en sentit pas la force. « De toute façon, y’a des témoins » pensa-t-il.
Incapable de mesurer ce qu’il venait de faire, il se contenta de prévoir en tremblant le procès qui n’allait pas manquer de lui tomber dessus. Il faudrait qu’il trouve un bon avocat… Quelle perte idiote de temps et d’argent !
Tandis que le brave homme s’inquiétait de ses sombres réflexions, le sang de Léa se répandait en une flaque vermeille dans laquelle flottaient ses cheveux noisette. Les passants changeaient de trottoir, tenant à l’indifférence salutaire qui leur permettrait de n’être en rien m^lés à cette affaire : ils n’avaient pas le temps. Certains culpabilisaient quelque peu, mais ils se trouvèrent vite des excuses.
Léa percevait encore le monde autour d’elle, mais la douleur le rendait flou. Comme si elle n’en faisait plus partie… Elle pouvait encore penser, et entendre faiblement, mais nul son n’était plus en mesure de s’échapper de ses lèvres, et il lui était impossible de bouger. C’est à ce moment là qu’elle comprit enfin qu’elle allait mourir. Il déjà tard et personne n’avait seulement eu l’idée d’appeler les secours. Léa en restait interdite, outrée : comment tant d’égoïsme était il possible ? Comme si ils étaient liés par leurs pensées, il vint subitement à l’infortuné conducteur qui avait eu le malheur de renverser une jeune fille l’idée lumineuse de composer le 112 sur les touches de son téléphone portable haute technologie relié au tableau de bord. Mais il était trop tard, et après avoir pensé de toutes ses forces à ceux qu’elle avait aimé, sans oublier personne, Léa vida une dernière fois ses poumons, dans un dernier souffle chargé d’amour.